L’Affaire Petrocaribe entre réveil populaire, discours délégitimateur et silence complice : les intellectuels sont-ils coupables ?
L’Affaire Petrocaribe entre réveil populaire, discours délégitimateur et silence
complice : les intellectuels sont-ils coupables ?
Historiquement, pour parler de la corruption il faut remonter à l'époque
coloniale où l'on avait l'habitude de donner un « pot à boire » par
sympathie à des personnes pour des services rendus dans des circonstances
douteuses le plus souvent. C'est cette dernière expression (pot à boire) qui
allait prendre le sens de ce que nous appelons couramment « pot-de-vin ».
L’expression « donner un pot-de-vin » apparaît donc au début du XVIe siècle
avec une connotation très innocente qui signifiait simplement « donner un
pourboire ». Par la suite, cette expression était devenue synonyme de
corruption sous une forme monétaire ou matérielle. Il y a belle lurette que la
corruption occupe une place primordiale parmi les phénomènes qui compromettent
l’idéal du progrès à travers le monde. En effet, elle a toujours été un
phénomène dévastateur qui entrave le développement dans tous les pays où elle
bat son plein. Elle est un cercle vicieux redoutable très difficile à vaincre.
Elle peut faire des « heureux » au détriment de la misère d’une
grande partie d’une population en aggravant les disparités socio-économiques.
Selon la définition proposée par la Banque Mondiale[1], «
la corruption est le fait d’utiliser sa position de responsable d’un service
public à son bénéfice
personnel ». Cette définition n’est pas totalement éloignée de
celle d’Albert Honlonkou qui signale que la «corruption consiste
en des gains
privés illégaux faits
par un agent
au détriment d’un principal, dans
les relations de l’agent avec une tierce
partie»[2].
La corruption est
un fléau mondial
qui ronge surtout les
pays en développement. Elle met en péril la croissance économique, un
des piliers du développement durable. Ce dernier entend répondre aux besoins
des générations présentes sans compromettre la capacité des générations
futures de répondre aux leurs, c'est un idéal ambitieux mis en difficulté
par la corruption. Cette dernière provoque le sous-développement et la mauvaise
répartition des richesses. Elle se présente sous diverses formes dans les
secteurs public et privé. Malgré la certitude que la corruption est très
répandue à travers le monde, ce
phénomène est rarement vérifié à l’aide
de données empiriques dûment analysées. «Cela est compréhensible dans la mesure
où la corruption est un comportement caché et difficilement mesurable »[3], selon
Albert Honlonkou.
Généralement, quand il y a de sérieux troubles dans le fonctionnement
normal des activités socio-économiques et dans le fonctionnement normal d'un
régime politique, les dirigeants de pays sérieux déploient de grands efforts
pour apporter des solutions palpables à ces problèmes. Mais aussi paradoxale
que cela puisse paraitre, quand une crise conjoncturelle de grande envergure
survient en Haïti, deux choses ont tendance à surgir généralement : la
corruption traduisant l’irrespect de la chose publique par les responsables d’État,
et, au sein de la population, le repli sur soi résultant du désespoir par rapport à l’avenir. Depuis quelques
années, des dossiers de corruption n'ont pas cessé de provoquer des débats dans
la société haïtienne et le dernier en date est l'Affaire Petrocaribe.
Avant d'entrée d'emblée dans l'Affaire Petrocaribe, il importe de préciser
que le « Petro Caribe » est une entité créé le 29 juin 2005, par la
République Bolivarienne du Vénézuela pour la mise en œuvre des politiques et
plans énergétiques visant l'intégration des peuples de la Caraïbe par le biais
de l'utilisation souveraine des ressources naturelles et énergétiques au
bénéfice direct de leurs citoyens. En toute logique, les pays bénéficiaires des
Fonds issus de ce programme devraient encourager, dans la transparence, le
développement économique et social afin d'acquitter la dette sur une période de
25 ans.
Haïti, qui a toujours eu des relations étroites d'amitié et de coopération
avec le Vénézuela, allait être l'un des pays bénéficiaires de ce programme en
vertu de l'Accord communément appelé « Accord de Cooperation Énergetique PETRO
CARIBE » signé entre les deux (2) pays, le 15 mai 2006. Tout d'abord, il faut
rappeler que l'Affaire Petrocaribe a vu le jour quelques années après la
signature de l'accord entre Haïti et le Venezuela sur la base d'une suspicion de corruption.
Quid de l’Affaire Petrocaribe ? Il s’agirait d’une vaste opération de
corruption et de gaspillage perpétrée pendant les Administrations de trois (3)
Chefs d’État (René Preval, Michel Martelly, Jocelerme Privert) et de six (6)
Chefs de Gouvernement (Michelle Duvivier Pierre-Louis, Jean-Max Bellerive, Gary
Conille, Laurent Lamothe, Evans Paul, Enex Jean-Charles) de 2008 à 2016.
Pendant cette période, il parait que les Fonds du Programme Petrocaribe (3.8
Milliards de dollars), accordé par le gouvernement progressiste vénézuélien
sous la présidence d’Hugo Chavez, ont été dilapidés et utilisés probablement à
des fins personnelles.
Il n’y a pas de doute qu’on a
beaucoup parlé du dossier de Petrocaribe. En fait, ce qui me
frappe le plus concernant ce dossier, c'est le silence des intellectuels
haïtiens. S’agit-il d’un silence complice ? Nos intellectuels sont-ils en
panne d'idéaux mobilisateurs ?
Plusieurs auteurs connus et reconnus mondialement ont abordé le rôle de
l'intellectuel dans une société. Par exemple, Raymond Aron s'interroge sur ce
point dans son fameux ouvrage titré « L'Opium
des intellectuels (1955) » lorsqu'il statue sur le rôle du savant dans
la cité. Selon le sociologue, l'intellectuel doit être un « créateur d'idées »
et un « spectateur engagé ». Par
ailleurs, pour le philosophe existentialiste français, en l'occurrence
Jean-Paul Sartre, l'intellectuel doit être forcément « engagé » pour la cause
de la justice, c’est-à-dire en rupture avec toutes les institutions qui
représentent un obstacle majeur à cette démarche. Il voit dans l'intellectuel «
quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ».
Or, en Haïti, il parait que les intellectuels n'éprouvent pas la nécessité
d'endosser la posture de l'intellectuel engagé. Il importe de rappeler que
certains intellectuels ont été ridiculisés dans la course à la présidence
pendant les trois (3) dernières élections présidentielles réalisées en Haïti.
Sans doute parce que la
posture intellectualiste est incompatible au mode de discours
électoraliste en vogue en Haïti au moment des élections. C’est-à-dire, la
population embrasse davantage les candidats ayant des slogans vides de
sens qui sonnent bien aux oreilles de
ceux qui n’ont pas la capacité d’analyser en profondeur le « programme »
d’un candidat, et, rejette de plus en plus les personnalités inspirées. C’est comme s’il
y a une lutte constante contre l’intelligence dans ce pays, pour citer les
propos de l’un de nos plus grands intellectuels en l’occurrence Leslie F.
Manigat. Sans doute
aussi parce que l'activité politique a
validé l’incompétence et la médiocrité que, pour être honnête ou
encore compétent, il vaut mieux défendre les gabegies administratives
des responsables d’État à la radio ou encore à la télévision, en donnant les
apparences que la transparence et la rationalité économique sont au cœur des
actions gouvernementales.
De toute évidence,
les Fonds de Petrocaribe
offraient la possibilité à l’Etat
haïtien de réaliser beaucoup de choses qui peuvent contribuer au bonheur des
futures générations. Mais il semblerait que c’était tout le contraire parce
qu’une vaste opération de dénonciation de dilapidation de Fonds publics a été
constatée concernant ce dossier. On dirait même qu’on assistait à la
légalisation de la corruption en Haïti en tenant compte de cette
grande campagne de dénonciation. Sur ce
point, nous n’ignorons pas
qu’il revient à la justice haïtienne d’établir la vérité dans cette
affaire mais les gens sensés ont déjà
une idée de ce qui s’est passé en Haïti pendant les dix (10) dernières années.
L’argent flotta sur l’ile pour des
réalisations jugées insatisfaisantes par la population qui exige la reddition
des comptes et les éventuels assassins de l’espoir, de l’avenir sont là. Il faut dire qu’une idée
fondamentale se propage au sein de la population à savoir que beaucoup d’hommes et de femmes
ont fait probablement fortune, par voie illégale, grâce à ces Fonds qui
devraient déclencher un processus de développement en Haïti.
Dans tous les pays du monde, les élites (intellectuelles, économiques,
politiques …) ont un rôle fondamental à jouer, celui de guider la société en
question sur la voie du progrès. De ce fait, les intellectuels doivent avoir un
regard très soutenu sur le fonctionnement d’une société surtout à travers leur
prise de position. Pour parler comme Pierre Bourdieu, je dirais tout simplement
qu'il y a certains qui se disent et se croient intellectuels dans ce pays et
que j’avoue avoir quelques difficultés à reconnaitre comme tels. Ceci étant
dit, l’ensemble des intellectuels dignes de ce nom constitue dans une certaine
mesure une sorte de « contre-pouvoir ». Comment se fait-il que des
gens issus de ces élites ont pu trouver une forme de solidarité dans le mal au
détriment des Fonds Petrocaribe ? Or, comme dirait Bourdieu, le propre des
intellectuels est d’avoir des intérêts désintéressés, d’avoir intérêt au
désintéressement. Le pays traverse un moment difficile et décisif actuellement.
Mais qu’est-ce qui explique le silence des vrais intellectuels ? Pour
parler à l’instar de Joseph Shumpeter[4],
un vrai intellectuel est un intellectuel qui met fondamentalement accent sur
l’exercice de l’esprit, qui s’aventure dans la sphère publique pour faire part
de ses analyses, de ses points de vue sur les sujets les plus variés qui
suscitent des débats de société ou encore pour défendre des valeurs , et qui
dispose d’une certaine forme d’autorité. Les vrais intellectuels produisent
leur réflexion dans un cadre conceptuel et écartent toute démarche spéculative.
De ce fait, ce sont ces derniers qui peuvent valablement participer à la
réflexion dans le pays. Cependant, contre toute attente, en Haïti, ils ont laissé librement différents champs de
l’espace social aux « doxosophes », c’est-à-dire des techniciens qui
se croient pitoyablement savants, pour reprendre Pierre Bourdieu.
Ce qui me dérange le plus c’est que les faux arguments de ces
« doxosophes » passent
facilement dans l’opinion publique parce qu’ils sont omniprésents dans
les medias, surtout dans les émissions de libre tribune. Par exemple, certains
techniciens du Droit véhiculent malhonnêtement l’idée que le Président de la
République est « mineur », ce qui serait une bêtise bien évidemment,
alors que cela n’est écrit nulle part dans la Constitution Haïtienne. De ce
fait, tout ancien président peut se retrouver dans le collimateur de la justice
pour certains actes qu’il a posés dans le cadre de l’exercice de sa fonction,
de même pour les anciens ministres et d’autres hauts fonctionnaires de l’État,
ils sont passibles par devant les tribunaux de droit commun contrairement à ce
que pensent certains fondamentalistes du Droit en Haïti.
Le point de départ d’une action collective semble être souvent improbable.
C’est ce que prouvent les réseaux sociaux qui étaient à un moment donné un
rouage de promotion en faveur de l’inaction, mais qui deviennent actuellement
un catalyseur en faveur d’une action collective. Je fais allusion à
« Petrocaribe Challenge » qui a débuté sur des réseaux sociaux comme
Facebook, Twitter et Instagram. Qu’est-ce qui explique ce changement de
paradigme ? Peut-être que le moment est venu pour que la population
s’affirme pour changer l’ordre des choses. Parfois, c’est un réveil salvateur
qui peut neutraliser le désespoir. Heureusement la population a eu connaissance
que l’argent flotta sur l’ile, même si certaines fois elle ne sait pas ce qui
est en train de se passer et ne sait pas qu’elle ne le sait pas, comme dirait
Noam Chomsky.
En effet, le mouvement dénommé « Petrocaribe Challenge » témoigne
la volonté de la population haïtienne de mettre un terme définitivement au
règne de la corruption en Haïti. C’est une action de grande envergure qui
montrera aux futures générations que les gens honnêtes de ce pays n’ont pas été
totalement enracinés dans l’inaction. Même si certains
« intellectuels » malintentionnés dans le champ politique et d’autres
bien-pensants dénoncent ce qu’ils appellent malhonnêtement « un mouvement
orienté par des secteurs politiques », malgré que les politiciens soient
mis hors-jeu dans cette quête de justice sociale, ou encore « une machine
à persécution politique », comme si les haïtiens sont condamnés à
vivre dans la passivité la plus totale ou du moins à l’écart de la nécessité
d’une prise de conscience citoyenne. En réalité les politiciens et les hommes
d’affaires s’intéressent souvent à la question « qui finance quoi »
parce qu’ils n’ont pas été sollicités mais ce n’est pas forcément parce qu’il y
a financement certaines fois. En ce sens, ils ne rendront jamais compte que la
faillite des élites d’une société peut provoquer un réveil, voire un
soulèvement populaire à tout moment.
Pourquoi cette inquiétude ? Peut-être parce que certains indexés ont
peur de ce qu’un éventuel procès va donner à l’avenir. Que les anciens
responsables d’État cessent de pleurer à la Radio, à la Télévision ou encore
sur les réseaux sociaux ; le chemin à prendre est celui de la justice.
Étant donné que les Fonds ont été
effectivement débloqués, les dépenses doivent être justifiées par les
responsables si c'est possible. En passant, je dois souligner que ce n’est pas
grave si certains anciens responsables d’État s’affolent actuellement quand on
évoque le dossier Petrocaribe; au contraire, c’est un bon signe si cela
conduira à ce que la population haïtienne attend impatiemment et ceci de
manière très juste : le procès du siècle.
Pour l’instant, je garde l’espoir que le « Procès Petrocaribe »
aura lieu même si certains « aliénés mentaux » croient, sur la base
de discours délégitimant teintés de populisme,
qu’ils peuvent nier la nécessité d’arriver à un procès équitable
concernant l’Affaire Petrocaribe. Certes, la justice haïtienne est décriée mais
elle a rendez-vous avec l’histoire au regard de cette affaire. De plus, il y a
une sorte d’empathie qui est en train de dégager au sein de la population
haïtienne autour de la nécessité d’éradiquer les vieilles pratiques qui mettent
en péril la marche vers le progrès. Puisque l’inaction est une action,
j’attends à ce que les jeunes, les écrivains, les artistes, les savants
puissent se faire entendre directement et correctement en ce qui concerne
l’Affaire Petrocaribe.
Il importe de signaler que si nous sommes arrivés à ce carrefour difficile,
la passivité des intellectuels n’y est pour rien. J’ai la certitude qu’une enquête validera malheureusement
l’idée que les intellectuels haïtiens ont fait beaucoup de mal à ce pays. Ce
faisant, il est temps que les intellectuels, les connaisseurs prennent le
contrôle du champ politique en Haïti pour qu’à l’avenir ils ne soient plus au
service de la médiocrité dans les rouages du pouvoir politique. Parce que,
désormais, comme dirait Pierre Bourdieu, il semble que c'est la
logique de la
politique, celle de la dénonciation et de
la diffamation, de la «
sloganisation » et de la falsification de la pensée
de l'adversaire, qui s'étend
bien souvent à
la vie intellectuelle.
Toutefois, il est à noter également que je n’ai pas la prétention de
promouvoir une forme « d’intellectualisme à la place d’un philosophe-roi,
comme l’a suggéré Platon. Je condamne de préférence la culture de
l’incompétence.
Qui ne dit pas mot consent. Que les intellectuels haïtiens dignes de ce nom
sortent de leur silence pour assurer la posture défensive d’une nation menacée
plus que jamais !
Sans doute, le « Procès Petrocaribe » devrait marquer la fin du
règne de l’impunité en Haïti. Pour qu’il devienne une réalité dans un futur
proche, le corps social haïtien dans
toute sa globalité doit encourager cette démarche excessivement noble. Reste à
savoir si la justice haïtienne sera à la hauteur pour attribuer le verdict
final, j’admets qu’il s’agit d’une mission difficile excessivement exigeant.
Mais si rien n’est fait, ce sera le signe annonciateur que notre chère Haïti
finira sa course dans la poubelle de l’histoire.
Si l'Affaire Petrocaribe se révèle un vol historique en Haïti, cela
nécessite donc une justice historique. Vaut mieux rien du tout qu’un mauvais
procès. Je crains tout simplement que le peuple lui-même ne se donne pas
justice. À ce moment-là, ce sera l’effondrement total, nous avons intérêt
d’éviter un tel fiasco. Que la justice haïtienne traite ce dossier en toute
impartialité.
Je termine ma réflexion avec cette citation de l’un de mes auteurs favoris,
en l’occurrence Pierre Bourdieu : « Ce que je défends avant
tout, c'est la possibilité et la nécessité de l'intellectuel critique, et
critique d'abord, de la doxa
intellectuelle que sécrètent
les doxosophes. Il
n'y a pas de
véritable démocratie sans
véritable contre-pouvoir
critique. L'intellectuel en
est un, et de première
grandeur ».
Joseph Jeffky
Étudiant en Sociologie (FASCH/UEH)
josephjeffky@yahoo.com, +50931163541
[1] - Valts Kalniņš, Corruption: définition, causes et conséquences. [Tunis, 24-25 Septembre 2014,
dans le cadre d’une Formation multidisciplinaire à
l’attention des avocats
et auxiliaires de
justice en matière
de détection de
la corruption et
des conflits d’intérêt]. V.
Kalnins est un expert du Conseil de l’Europe.
[2] - Albert Honlonkou, « Corruption,
inflation, croissance et développement humain durable. Y a-t-il un lien ? »,
Mondes en développement 2003/3 (no 123),
p. 89-106. DOI 10.3917/med.123.0089, p 90.
[4] -Joseph Shumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Paris, p 174-185.
Fok Lamothe remet kob la
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